Interview Kader

Il aura été un rayon de lumière durant l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de notre club. Deuxième meilleur buteur du championnat suisse en 2003-2004 (19 buts), meilleur buteur de l’histoire de la sélection togolaise, Kader et ses folles chevauchées auront marqué les supporters grenat et laissé un souvenir indélébile aux joueurs l’ayant côtoyé. Comme Tibert Pont, alors jeune professionnel, qui se souvient “d’une personne superbe. La star de l’équipe, toujours de bonne humeur et avec une petite attention pour tous, souriant et accueillant. Qui avait également une salutation spécifique pour chacun de ses coéquipiers. Il n’aura laissé que de bons souvenirs”. Entretien avec l’Eclair de Sokodé, légende du foot africain, Kader Touré.

Tu es né à Sokodé, dans le centre du Togo. Peux-tu revenir sur cette période de ta vie et tes premiers contacts avec le ballon rond?

J’ai grandi dans une famille modeste, mais mes parents ont toujours fait en sorte qu’on ne manque de rien. Le football a commencé pieds nus, devant notre maison avec les copains du quartier. Je devais avoir 7 ou 8 ans. On n’avait pas toujours un ballon, donc parfois on prenait des chaussettes qu’on fourrait d’herbes sèches et qu’on enroulait ensemble.

Je me rappelle qu’un jour mon père, qui était un grand fanatique de football, était assis devant notre portail à nous regarder jouer. Et c’est comme ça qu’il s’est rendu compte que j’avais du talent. J’étais le plus jeune et le plus petit de tous. Du coup il a commencé à m’entraîner régulièrement. Il avait même changé mon régime alimentaire à la maison. Je ne mangeais pas la même nourriture que mes frères et soeurs.

Et tes premiers contacts avec un foot plus structuré?

C’est venu plus tard. J’allais au Collège Islamique à Lomé, dont le directeur était libyen. Un jour, des représentants d’un club tunisien, le CA Bizertin, étaient venus observer un de nos attaquants qui étaient très en jambes. Le directeur leur avait dit qu’ils devraient plutôt s’attarder sur moi, que j’étais plus jeune et meilleur. Comme je marquais énormément de buts pour l’équipe de l’école, il voulait vraiment que je sois récompensé.

C’est comme ça que ça a vraiment commencé. J’avais 16 ans et demi quand je suis parti en Tunisie. Au départ je devais y aller pour jouer avec leur deuxième équipe. Après le premier entrainement, le coach de la réserve a tout de suite appelé celui de l’équipe fanion pour lui dire de me faire monter. Ça a d’abord été refusé du fait de mon jeune âge. Ils ont ensuite décidé d’organiser un match amical dans lequel je suis rentré pour les 40 dernières minutes. J’ai inscrit 5 buts. Du coup ils ont changé d’avis et m’ont fait monter.

C’était aussi ta première expérience de vie hors de ton pays. Comment est-ce que ça s’est passé, sur un plan plus personnel?

Ce n’était pas ma première expérience à l’étranger. J’avais passé un mois au centre de formation de Sochaux en 1994. Je dormais d’ailleurs dans la même chambre qu’El-Hadji Diouf. L’essai n’avait malheureusement pas été concluant car je m’étais blessé.

Concernant la Tunisie, ce n’était pas facile au début, surtout au niveau du mental. Ça a été compliqué de quitter la famille pour de bon, de s’habituer à une nouvelle alimentation aussi. J’étais très jeune. La mentalité tunisienne est aussi très différente de celle du Togo. Mais au final j’y ai passé deux années qui auront été positives.

Tu es ensuite parti à Parme, qui était l’une des toutes grosses équipes

J’avais été convoqué en équipe U17 du Togo pour un match amical contre le Brésil de Ronaldinho. Parme m’observait déjà depuis quelques temps et avait envoyé des recruteurs pour me voir ainsi que notre défenseur central, Tchangaï Massamesso. Que la terre lui soit légère, il n’est plus de ce monde.

J’avais marqué 2 buts lors de ce match. L’entraineur brésilien voulait même me ramener avec lui au Brésil pour intégrer son équipe. Je l’avais impressionné. Mais j’ai préféré rejoindre l’Italie.

Le saut de Tunisie à Parme n’a pas non plus dû être évident. J’imagine aussi que ton style de jeu a évolué avec ton arrivée en Europe?

C’est sûr qu’arriver dans un vestiaire pareil n’a pas été évident. C’était quand même le Parme des Buffon, Cannavaro, Thuram, Veron, Asprilla, Crespo et avec Carlo Ancelotti comme entraîneur. Je les regardais à la télé en Afrique et me retrouver avec eux du jour au lendemain a été un peu compliqué.

J’avais été recruté pour la première équipe, je m’entrainais avec eux, mais je jouais avec l’équipe réserve. Tout le groupe m’appréciait parce que j’étais très jeune, mais je les respectais tous et j’avais vraiment soif d’apprendre. Et pouvoir jouer aux côtés d’Asprilla ou Crespo c’était fantastique. Après c’est vrai que je n’ai pas souvent eu ma chance, mais quand tu vois l’équipe tu comprends aussi. Je ne me suis jamais plains.

Je me rappelle qu’à mon premier entraînement, Ancelotti m’appelle. Il me dit qu’il a vu ma façon de jouer, très portée sur les dribbles et sur les courses. Et qu’avec ma vitesse, personne ne pourrait me rattrapper une fois parti avec le ballon. Il voulait que j’arrête de dribbler et que je me focalise sur mes courses.

Il a beaucoup influencé mon jeu. Pour un jeune africain qui aime la liberté sur le terrain, qui ne s’intéresse pas trop à l’aspect tactique, c’était quelque chose d’avoir un coach comme lui. Je me suis vraiment amélioré dans tous les aspects. Je n’ai jamais retrouvé un tel niveau de structures et de professionnalisme dans la suite de ma carrière.

Par exemple, nous avions le droit d’aller dans tous les restaurants de Parme. Mais le club avait envoyé à chaque établissement la liste des plats que nous pouvions commander. On n’avait pas droit à la carte normale!

Tu as ensuite connu ta première expérience en Suisse, en prêt chez nos amis de Lugano.

Je voyais que ça serait compliqué d’avoir plus de temps de jeu à Parme. Il fallait que j’aille ailleurs. Comme ils croyaient en moi et ne voulaient pas me vendre, ils m’ont prêté à Lugano. Ça se passait bien au début jusqu’à un changement de coach. Je ne rentrais pas dans les plans du nouvel entraineur et n’ai au final pas eu beaucoup de temps de jeu.

La suite a été beaucoup plus exotique avec ce départ pour le Al Ahli SC de Tripoli, dans la Libye de Khadafi.

En revenant de mon prêt à Lugano, j’avais été convoqué avec l’équipe nationale pour un match face à la Libye. C’est là où l’un des fils de Khadafi (al-Saadi) m’a vu jouer. Il a ensuite pris l’avion, est venu me voir à Parme pour demander au président de me prêter 6 mois. Al Ahli n’avait jamais gagné le championnat avant mon arrivée. On l’a remporté, j’ai fini meilleur buteur. Le fils Khadafi m’avait offert une Mercedes pour me récompenser de ces titres.

C’est aussi là-bas que tu as fait connaissance avec Ben Johnson.

Ben Johnson était l’entraineur personnel de al-Saadi Khadafi. Il a aussi été préparateur de l’équipe d’Al Ahli. Lorsqu’il m’a vu jouer, il a essayé de me convaincre de lâcher le foot pour l’athlétisme. Mais c’était hors de question pour moi. J’aime trop le foot.

Il m’a beaucoup aidé mentalement, m’a appris à communiquer avec mon corps. Il m’a aussi donné des conseils sur ma foulée, ma façon de courir.

Tu as déjà chronométré ton temps sur un 100 mètres?

Pas à cette période-là. Mais au Togo, je le courais en moins de 11 secondes quand j’étais en classe de 3è, à 15 ans. Je me rappelle que les entraineurs n’en croyaient pas leurs yeux, ils pensaient que leur chrono ne marchait pas! Et quand ils m’ont demandé de courir à nouveau, qu’ils ont vu que je faisais encore moins de 11 secondes, ils ont compris. Mais je n’ai jamais voulu faire carrière dans l’athlétisme, il n’y avait que le football pour moi.

Après cette expérience en Libye tu as connu Dubaï, puis un retour en Italie, à Vicenza, via un transfert définitif cette fois-ci.

Je devais retourner à Parme à la base. Mais j’avais raté mon vol de retour, pour 6 ou 7 minutes. J’ai immédiatement appelé le club pour les mettre au courant. Les joueurs et le staff ont pris ma défense auprès d’Arrigo Sacchi, qui était alors l’entraineur de Parme. Ils lui ont expliqué que ce n’était pas dans mes habitudes, que j’étais quelqu’un de sérieux. Malgré ça, Sacchi m’a appelé dans son bureau à mon retour pour me dire qu’il allait me transférer à Vicenza, où je ne suis finalement resté que 6 mois.

Jusqu’à ton arrivée à Genève.

J’avais beaucoup échangé avant de signer avec deux compatriotes et anciens du club, Lantame Ouadja et Tadjou Salou. Ils m’avaient dit tout le bien qu’ils en pensaient. Servette est vraiment un club spécial pour moi. J’ai adoré la ville et on avait aussi un super groupe. Malheureusement ça c’est terminé comme on le sait (faillite de 2004). Mais aujourd’hui quand je pense à mon temps à Genève, je n’en garde que de bons souvenirs.

Tu as gardé le contact avec certains de tes anciens coéquipiers ici?

J’ai longtemps gardé contact avec Oscar Londono. On s’est ensuite un peu perdu. Je suis aussi encore en contact avec Karembeu et je parle toujours avec Hilton. On a toujours un mot sur le Servette. Nous avons d’ailleurs échangé avant le match contre Reims. Pas après malheureusement, c’est difficile de revenir sur les défaites de son club.

Ta première saison n’avait pas été des plus abouties par rapport à la deuxième où tu as été nettement plus en réussite. Comment l’expliques-tu?

Déjà par le changement d’entraineur. L’arrivée de Marco Schällibaum a été décisive. Il m’a vraiment mis en confiance. Yao Aziawonou, que je connaissais très bien par la séléction nationale, nous avait aussi rejoint et ça m’a beaucoup aidé. Toute l’équipe avait compris comment utiliser au mieux mes qualités.

Il y avait une bonne ambiance et une grande convivialité dans le vestiaire. Toutes les conditions étaient réunies pour faire de bonnes choses. Et j’ai fini meilleur buteur avec 19 réalisations. Puis il y a donc eu la faillite, qui a été une période vraiment très compliquée. On n’a pas été payé durant plusieurs mois. Quand tu as une famille, c’est dur.

Tu es ensuite parti pour Sochaux à l’été 2004, autre club avec lequel tu as une relation spéciale.

C’est vrai. J’étais retourné au pays pour des vacances après la faillite de 2004. Et j’ai reçu un appel d’Oscar Londono, me disant que Sochaux était intéressé par moi. Comme j’étais au chômage, j’ai saisi l’opportunité.

J’y ai fait une saison avant de partir à Guingamp (2005-2008) puis aux Emirats Arabes Unis (2006-2011). Et je suis revenu y finir ma carrière avec la deuxième équipe (2012-2014), mais avec un contrat professionnel.

J’imagine que le grand souvenir de ta carrière est la Coupe du Monde de 2006 et votre parcours en qualifications.

Bien sûr. Déjà pour les qualifications, nous avions un groupe vraiment très relevé (Sénégal, RD Congo, Mali, Zambie, Liberia). Mais je n’étais pas là au début des qualifications, j’avais décidé d’arrêter avec la sélection en 2003, après un match contre la République Démocratique du Congo. J’avais raté un pénalty ce jour-là et les supporters avaient détruit ma voiture.

Puis lorsque Yao Aziawonou a signé au Servette, il était revenu d’un rassemblement de la sélection et m’avait fait savoir que le nouveau sélectionneur, Stephen Keshi, voulait que je revienne. Il pensait que je serai complémentaire avec Adebayor. Je les ai finalement rejoint alors qu’ils avaient déjà joué 5 ou 6 matchs de notre poule. Mon duo avec Adebayor avait très bien fonctionné, on a tout les deux beaucoup marqué. Et nous nous sommes qualifiés au terme d’une dernière journée incroyable.

Nous avions un point d’avance sur le Sénégal qui jouait à domicile contre le Mali. Nous jouions au Congo. Le Sénégal a rapidement mené dans son match, pendant que nous étions menés 2-1 jusqu’à la 60è minute et mon égalisation. J’ai ensuite donné la victoire et la qualification à mon équipe à la 70è avec le but du 3 à 2 sur une passe d’Adebayor. J’ai eu la chance d’être le pointu de l’épée (sic). C’est le destin.

J’imagine que le retour à Lomé doit aussi être un grand souvenir.

Honnêtement, il n’y a pas de mots pour décrire ce qu’on a vécu à notre retour. C’était plus qu’une fête, c’était l’apothéose. Des moments vraiment magiques.

Si tu ne devais retenir qu’un but entre le 3-2 à Kinshasa qui vous a qualifié pour la Coupe du Monde ou ton but contre la Corée du Sud, premier et toujours seul but de ton pays en phase finale?

Le but du 3 à 2 au Congo, sans hésiter. L’émotion était trop forte. Déjà avec les circonstances du match qui ont fait que l’atmosphère était vraiment tendue.

Mais la Coupe du Monde reste le plus beau moment de ma carrière. C’est l’aboutissement pour tout footballeur. Et nous étions tombés dans le groupe de la Suisse de mon ami Philippe Senderos, la Corée et la France. Ce sont des souvenirs magnifiques.

Et tu es donc aujourd’hui de retour à Sochaux, 6 ans après la fin de ta carrière.

Oui, j’entraine les moins de 12 ans depuis maintenant trois ans. Mon but est d’aider les jeunes, de leur transmettre mon savoir. La génération actuelle est totalement différente de la mienne. Ils ne voient que les paillettes, ils pensent que c’est facile. Ils oublient parfois le travail que ça demande.

J’essaie de les aider dans ce sens. De leur apprendre à concilier le football et la vraie vie. À ne pas se laisser pourrir par tout ce qui est virtuel. D’un autre côté je vais aussi rentrer dans la cellule de recrutement du club. J’ai vu d’ailleurs que Philippe Senderos est le nouveau Directeur sportif du Servette. Je lui proposerai volontiers quelques joueurs.

Je n’ai jamais pensé quitter le monde du football. Il m’a presque tout apporté, c’est la meilleure des écoles. Tu apprends le dépassement de soi, le respect, la discipline, la souffrance. Mais je suis très content d’avoir arrêté le foot au bon moment: avant la VAR!

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