Saison 1975-1976, un Servette FC archi-favori du championnat finira au deuxième rang, derrière le FC Zürich. Roger Cohannier, limonadier genevois et président du Servette FC depuis 1974, s’attellera durant le mercato à renforcer une équipe déjà impressionnante sur le papier. À la pléthore d’internationaux présents et aux arrivées d’Umberto Barberis ainsi que de Jean-Yves Valentini s’ajoutera celle d’un buteur international Anglais, superstar de son club de Tottenham, Martin Chivers. Retour sur une carrière commencée avec un contrat de £9 par semaine à Southampton, passée par les Three Lions et terminée au Hall of Fame des Spurs.
Vous êtes né à Southampton, en avril 1945. Comment s’est déroulée votre jeunesse, juste après la Deuxième Guerre Mondiale, et vos débuts dans le foot?
Nous ne savions pas grand chose de la guerre. J’ai eu une enfance simple, où nous sortions dès que nous pouvions pour aller jouer dehors. Et puis j’avais la chance d’avoir un terrain de football juste au bout de ma rue. J’y ai passé le plus clair de mon temps-libre à taper dans un ballon. Le sport a toujours eu une grande place dans ma vie, je faisais de bonnes performances en saut en longueur, saut en hauteur, course.
Les choses ont vraiment basculé l’année de mes 15 ans. Je fréquentais une très bonne école de la ville où je réussissais bien mes études et me dirigeais vers l’université. J’ai toujours été bon dessinateur et souhaitais m’orienter vers le dessin géométrique. Puis un soir mon père, qui travaillait comme docker sur les bateaux à Southampton, est rentré à la maison et m’a parlé d’une annonce qu’il avait vue dans le journal local : l’équipe junior de Southampton cherchait des jeunes et proposait des essais. Il n’y avait évidemment pas d’agents à ce moment-là. C’était plus ou moins la seule opportunité de pouvoir intégrer un club.
Je n’avais rien à perdre et leur ai envoyé une lettre de candidature, qui a été acceptée. Je suis donc allé faire mon essai, durant lequel ils m’ont fait jouer un match. J’avais mis trois buts en première mi-temps. Le club m’a directement fait signer des papiers pour les rejoindre en amateur. En parralèle à ça j’avais aussi eu un entretien avec une grande compagnie de Southampton, Ordnance Survey. Ils me proposaient un emploi que j’aurai pu garder à vie. Mais j’ai été honnête envers moi-même et ai choisi le football, même si je n’étais encore qu’amateur.
À quoi ressemblait l’entraînement d’un footballeur amateur à l’époque?
C’était limité. Nous nous entraînions souvent dans le gymnase du club, qui était plutôt petit. Nous faisions des matchs à 6 contre 6 en intérieur, ainsi que quelques autres exercices et beaucoup de course. C’était vraiment une autre époque à ce niveau-là..
Puis vous vous êtes rapidement fait votre place en équipe première, après avoir signé votre premier contrat professionnel en septembre 1962, à 17 ans.
Oui, et alors que je n’avais encore jamais connu autre chose que l’équipe réserve, Ted Bates (aussi appelé Mr Southampton, manager du club de 1955 à 1973) est venu chez mes parents un jeudi soir pour leur demander si je pouvais signer professionnel. Mes parents savaient que j’en avais toujours rêvé et ont accepté. Monsieur Bates m’a ensuite dit qu’il avait une surprise pour moi : je serai titulaire avec la première équipe deux jours plus tard, le samedi, devant 20’000 personnes. Moi qui jouais encore sur un dock la semaine précédente, devant un seul spectateur!
Vous souvenez-vous des termes de ce premier contrat pro?
Bien sûr. J’avais reçu une prime à la signature de £20 et touchais £9 par semaine. Ça ne paraît rien aujourd’hui, mais c’était peut-être le double d’un salaire normal à l’époque. Avec une prime de victoire de £4, £2 pour un match nul.
Et combien par but marqué?
Les primes de buts n’existaient pas encore à l’époque, malheureusement pour moi! Ce sont des choses qui n’ont été ajoutées aux contrats que relativement récemment.
Comment pourriez-vous décrire le type de footballeur que vous étiez?
Je n’étais pas le joueur le plus physique, bien que j’étais grand et fort. Au début de ma carrière, je jouais surtout comme attaquant de soutien, ou ailier, avant de me fixer au poste d’avant-centre par la suite.
Y a-t-il un joueur actuel qui vous fait penser à vous?
Je pense que tous les gens qui suivent Tottenham diraient que j’étais le Harry Kane de mon époque. Il y a pas mal de ressemblances que ce soit au niveau physique ou de notre jeu.
Vous êtes rapidement devenu l’avant-centre le plus prolifique de Southampton, que vous avez mené en Première Division lors de votre troisième saison comme titulaire. Qu’est-ce que cela représentait, pour un enfant de la ville?
C’était la première fois de l’histoire du club qu’il était promu en Première Division. C’était vraiment extraordinaire. Nous avions fait une saison fantastique, durant laquelle j’avais énormément marqué (30 buts en 39 matches). Ça a été une très grande fierté.
Vous quitterez ensuite Southampton deux saisons plus tard pour Londres en signant à Tottenham. Vous étiez d’ailleurs à l’époque le joueur anglais le plus cher de l’histoire (£125’000 d’indemnité de transfert).
Lors des deux saisons que j’ai jouées en Première Division avec Southampton, j’étais associé à un autre joueur international Gallois en attaque, Ron Davis. Nous avons marqué 66 buts à nous deux lors de notre première saison, mais avions évité la relégation de justesse car notre défense était moins en réussite avec 113 buts encaissés! Nous étions vraiment une équipe très excitante.
Puis j’ai été sélectionné en 1968 pour jouer un match avec la Ligue Anglaise contre la Ligue Irlandaise à Dublin. Nous avions une superbe équipe, avec 4 champions du monde de 1966 dont Jimmy Greaves (meilleur buteur de l’histoire de Tottenham) avec qui j’ai été associé en attaque. Nous avons gagné ce match 7-2, j’ai inscrit trois buts, Jimmy deux.
À la fin du match, alors que je discutais avec Jimmy, un reporter m’a demandé si je n’avais jamais songé à quitter Southampton. Je lui ai répondu que non, c’est mon club, j’y suis heureux et marque buts sur buts. Mais pourquoi me poser cette question? Et il m’a affirmé que Bill Nicholson (manager de Tottenham de 1958 à 1974) serait ravi de m’accueillir dans son équipe si je décidais de partir.
Je n’y ai pas réfléchi très longtemps. Mon objectif était maintenant de devenir international. L’Angleterre était championne du monde et je ne pense pas que j’aurais pu y arriver en jouant à Southampton. Il fallait que je parte dans l’un des grands clubs du pays.
À quoi ressemblait la vie d’un jeune joueur d’un top club à une époque où les médias ne prenaient pas autant de place qu’aujourd’hui?
C’était vraiment agréable. Aujourd’hui les joueurs doivent faire attention à tout ce qu’ils disent, où ils vont. On était beaucoup plus tranquille à mon époque. Je vivais une vie tout à fait normale, j’étais déjà marié en arrivant à Tottenham et ma femme venait d’accoucher de notre fille. Le club nous a trouvé un terrain sur lequel nous avons pu construire notre maison. C’était vraiment le début d’une aventure fantastique.
Vous êtes aujourd’hui le 5è meilleur buteur de l’histoire de Tottenham, y avez gagné deux League Cups, une Coupe de l’UEFA en 1972 mais aucun championnat. Est-ce votre plus grand regret?
Oui, tu mets le doigt là où ça fait mal. C’est vraiment ma seule grande déception. Mais nous avons emmené Tottenham très haut, avec 4 finales disputées en 4 ans et ces deux victoires en League Cup, auxquelles il faut ajouter notre victoire en Coupe de l’UEFA 1972 et la défaite en finale de cette même Coupe de l’UEFA en 1974. Nous étions vraiment une équipe de Coupe et notre problème aura été notre manque de consistance en championnat. Nous pouvions battre n’importe quelle équipe, mais nous n’arrivions pas à répéter ces performances sur la longueur.
Quelle était l’atmosphère dans les stades anglais durant le début des années 1970, quelques temps avant l’arrivée du hooliganisme?
C’était vraiment populaire et pacifique. Il y avait quelques débordements, mais jamais rien de bien sérieux, comme ça aura ensuite pu être le cas dans les années 80. J’ai vécu à l’époque où, dès le dernier coup de sifflet de l’arbitre, les spectateurs accouraient sur le terrain en cas de victoire pour célébrer et demander des autographes. Et toujours dans une atmosphère agréable. Il pouvait se passer des choses en dehors des stades, il y a toujours des idiots lorsqu’il y a de grandes foules comme lors des matchs. Mais rien à voir avec la décennie suivante qui était vraiment horrible à ce niveau-là.
Vous quitterez ensuite l’Angleterre pour notre petit championnat de Suisse. Pourquoi ce choix alors que vous étiez l’un des attaquants les plus prolifiques du Royaume?
Bill Nicholson avait démissionné de son poste de manager après l’échec en finale de Coupe UEFA en 1974 et Tottenham a fait la grosse erreur de prendre un ancien d’Arsenal, Terry Neill. Il a commencé à se débarrasser de plusieurs joueurs et d’autres sont partis d’eux-mêmes, à l’exception de moi et de deux ou trois autres. Puis j’ai eu une saison compliquée, ma dernière à Tottenham, où j’ai vraiment manqué de réussite (9 buts en 37 apparitions). Je voulais quitter le club et le demandais régulièrement, mais le manager rejetait toujours mes demandes.
Jusqu’au jour où, fin 1976, il est venu me trouver en me disant qu’un club voulait me signer. Je voyais aussi dans les journaux que plusieurs clubs suivaient ma situation et étaient au courant de mes envies de départ. J’ai donc demandé à Terry Neill quel était le club qui avait transmis une offre. Il m’a répondu que c’était un club en Suisse, le Servette FC, et insistait maintenant pour que je parte. Ma femme était alors enceinte de 8 mois. Elle avait insisté pour que j’aille rencontrer le président du club à l’époque, Monsieur Cohannier. Elle ne voulait plus continuer à me voir ruminer à cause de mes mauvaises relations avec le manager, qui m’affectaient beaucoup.
Monsieur Cohannier a ensuite fait le déplacement à Londres, nous avons longuement discuté. Le lendemain, de retour au club, Terry Neill me demande si tout est réglé avec le club Suisse. Je lui dis que j’y réfléchis encore. Et là il m’a répondu que je n’avais pas à réfléchir, car si je restais il me ferait jouer le reste de mes 2 ans et demi de contrat avec la réserve. Donc j’ai finalement signé à Servette et quand j’y repense, c’est certainement le meilleur endroit où j’aurais pu signer.
Vraiment?
(Enthousiaste) Ce n’est pas difficile de s’installer à Genève! J’avais appris l’allemand à l’école, ma mère était allemande ainsi que ma femme, qui parle aussi français. J’ai donc pu m’intégrer très rapidement dans l’équipe, c’était fantastique. On y a vraiment été heureux.
Et au niveau salarial, y avait-il une grande différence entre l’Angleterre et la Suisse?
Difficile à dire mais je pense que c’était relativement similaire. Et j’avais bien négocié mon contrat, qui était bon sans être incroyable non plus. Mais je gagnais autant qu’en Angleterre.
Quelles étaient vos attentes par rapport au football Suisse?
Je n’en avais pas vraiment. Par contre j’ai réussi à m’imposer en Suisse grâce à mon jeu de tête, un secteur de jeu qui n’était pas très avancé à l’époque ici. Et j’ai eu la chance d’arriver dans une très bonne équipe.
Une superbe équipe, mais avec laquelle vous ne parvenez à nouveau pas à gagner de championnat, malgré les deux Coupes de Suisse gagnées coup sur coup (1977 et 1978).
Oui, on a fini deuxièmes lors de mes deux saisons. Pas si mal que ça au final, surtout avec les deux Coupes, mais nous avons vraiment été malchanceux. Le système du championnat à l’époque, avec les points divisés par deux à la mi-saison, nous a énormément pénalisé. Nous aurions certainement gagné un championnat sans cette règle bizarre.
À quoi ressemblait ce Servette de Peter Pazmandy?
Pazmandy était vraiment un coach fantastique. Nous déjeunions souvent ensemble et avions une relation comme je n’en avais jamais eue avec un coach en Angleterre. Nous étions très proches et il a aidé à rendre ma vie à Genève très facile. L’équipe pratiquait un superbe football, j’ai marqué beaucoup de buts et nous avons gagné ces deux Coupes.
Je parlais encore récemment avant Hanspter Weber (attaquant au Servette de 1977 à 1979), mais j’ai perdu le contact avec la grande majorité d’entre eux. Didi Andrey était venu me voir à Londres, c’était superbe. J’aimerais beaucoup pouvoir revenir à Genève, mais la situation sanitaire actuelle m’en empêche pour le moment.
Et je dois dire que j’ai été absolument honoré lorsque le club m’a demandé de venir pour le dernier match au Stade des Charmilles. Un hélicoptère est venu me chercher à l’aéroport avec le ballon du match. Le club m’a vraiment traité comme un Lord et je lui en serai toujours reconnaissant. J’ai réalisé que j’y avais laissé quelque chose derrière moi. Il me tarde de revenir et de découvrir le nouveau stade. Je suis passé à côté en voiture mais ne suis pas encore rentré dedans.
Quels souvenirs gardez-vous du Stade des Charmilles?
Je me rappelle surtout ne pas avoir marqué lors de mes premiers matchs. Puis j’ai marqué un goal contre Zurich, de la tête. Et c’était une tête fantastique! C’était sur un corner frappé par Kudi Müller (ancien international Suisse, au Servette de 1975 à 1977) au point de penalty, et ma tête est allée se loger sous la barre. Le gardien de Zurich ne pouvait rien faire. Le stade s’est enflammé, vraiment, je pense qu’ils n’avaient pas vu un goal comme celui-là depuis longtemps. Et je n’en avais pas marqué un comme ça depuis longtemps! C’est vraiment un des goals qui aura beaucoup compté dans ma carrière et au Servette.
Avez-vous continué à suivre les résultats du club ces dernières années?
Oui, régulièrement. Je regardais d’ailleurs le journal hier et ai vu que le Servette était dernier. Avant de remarquer que c’était les féminines en Ligue des Champions! L’un de mes meilleurs amis vit en Suisse, à Leysin. C’est d’ailleurs le parrain de ma fille et je lui demande des nouvelles du club à chaque fois que l’on parle. Je sais que nous avons été éliminés au premier tour des qualifications pour l’Europe, ce qui est vraiment dommage.
Qu’avez-vous fait depuis votre retraite sportive?
J’ai essayé de rester dans le football, j’ai passé tous mes diplômes d’entraîneur. Mais les relations sont très importantes dans ce milieu et je ne connaissais peut-être pas les bonnes personnes. C’est plus une histoire de qui tu connais plutôt que ce que tu connais. Malheureusement. J’ai d’abord été à Brighton, puis deux ans en Norvège. Et nous avons finalement décidé de revenir en Angleterre, où nous avons repris un hôtel que nous avons géré durant 20 ans.
Que pensez-vous de l’évolution du football?
Je pense qu’il n’est pas si éloigné de celui que l’on jouait à l’époque. Par contre on ne se laissait pas tomber et rouler par terre pour n’importe quoi. Ça n’existait pas. Nous jouions un jeu plus physique. C’était un sport d’hommes, mais sans être sale. Aujourd’hui les joueurs tombent au moindre petit contact. Et tout le monde le fait.